#117 · Qu’est-ce que les externalités de réseau ?

Ou pourquoi Facebook et YouTube continuent à dominer malgré les scandales et les polémiques

#117 · Qu’est-ce que les externalités de réseau ?

Chère abonnée, cher abonné,

Dans un précédent article du Wiki, j'expliquais ce que sont les externalités. Pour rappel, une externalité est un effet positif ou négatif que la décision d’un agent économique provoque sur un autre agent économique. Cet effet n'est ni désiré, ni pris en compte par l'agent qui en est à l'origine. Les externalités sont la cause du réchauffement climatique ou expliquent pourquoi les services publics existent.

#108 · Qu’est-ce qu’une externalité ?
Les externalités causent de nombreux problèmes de société, à commencer par le réchauffement climatique

Dans l’article d’aujourd’hui, j’aimerais aborder un type particulier d’externalité : les externalités de réseau.

Comme leur nom l’indique, les externalités de réseau existent dans les réseaux. Un réseau est un ensemble de nœuds connectés entre eux. Twitter ou Facebook sont des réseaux sociaux — les nœuds sont les comptes et les profils, les connexions sont les follows et les liens d’amitié. Notre cercle de connaissances, amicales, familiales et professionnelles, est un réseau —  les nœuds sont les personnes, les connexions sont les liens entre elles. Le réseau ferroviaire est un réseau — les nœuds sont les gares, les connexions sont les voies ferrées qui relient les gares. Et ainsi de suite.

Une externalité de réseau émerge lorsque l’intérêt d’utiliser un réseau augmente avec le nombre d’utilisateurs qui utilisent le réseau. Si j’ai de nombreuses connaissances sur Facebook, l’intérêt d'utiliser Facebook pour moi est élevé car je vais y retrouver du monde. Si j’ai peu de connaissances sur Facebook, l’intérêt d'utiliser Facebook pour moi est réduit car il ne s'y passera pas grand-chose.

L’une des caractéristiques des externalités de réseau est qu’elles fonctionnent en partie avec des boucles de rétroaction positive — un « cercle vertueux » en langage courant. Sous certaines conditions, elles s’autorenforcent. Plus j'ai un nombre élevé de mes connaissances qui utilisent Facebook, plus il est intéressant pour moi d'utiliser Facebook. J’ai donc une probabilité plus grande d’utiliser Facebook moi-même — et en l'utilisant, d’augmenter sa valeur pour d’autres utilisateurs. Et ainsi de suite.

Il ne suffit pour autant pas d'avoir un réseau pour que cette boucle de rétroaction se déclenche. Son déclenchement nécessite une masse critique d'utilisateurs. Tout l’enjeu pour le réseau social est d'attirer suffisamment d'utilisateurs pour atteindre cette masse critique.

Lorsque les externalités de réseau sont puissantes, c'est-à-dire lorsque le réseau a beaucoup d’utilisateurs, le réseau peut imposer des décisions défavorables à ses utilisateurs sans les faire fuir.

Facebook peut infliger à ses utilisateurs une interface hideuse, les inonder de publicité ou encore récolter une quantité invraisemblable de données personnelles. Malgré tout, une partie importante des utilisateurs vont continuer à utiliser Facebook parce que leurs connaissances continuent elles aussi à l'utiliser. Ne plus utiliser Facebook équivaut à se couper d'une partie de ses connaissances, une décision souvent lourde de conséquences.

YouTube peut implémenter des changements incompréhensibles dans son algorithme de recommandation, laisser en place des chaînes d'extrême-droite qui harcèlent des journalistes LGBT, ou encore démonétiser des vidéos sans aucune transparence ni cohérence. Malgré tout, de nombreux vidéastes vont continuer à y publier des vidéos — parce que c’est là qu’est le public. En plus de la difficulté technique et du coût de l’hébergement de vidéos, créer une plateforme alternative ferait perdre l’accès aux externalités de réseau de YouTube. Il s'agit d'une décision non seulement risquée, mais en plus quasiment vouée à l'échec tant les externalités de réseau de YouTube sont puissantes. C'est pour cette raison que répondre à un vidéaste qui se plaint de YouTube de créer sa propre plateforme n'a pas de sens.

Les externalités de réseau sont une arme puissante à la disposition des entreprises dont les produits en bénéficient. Mais c’est une arme à double tranchant. La boucle de rétroaction peut en effet s’inverser. Lorsque cela arrive, les externalités de réseau se défont dans un cercle vicieux qu’il est difficile d'arrêter.

Si je vois que nombre de mes connaissances quittent MySpace pour aller sur Facebook, l’intérêt de rester sur MySpace pour moi diminue. Si je décide moi-même de quitter MySpace pour Facebook, l’intérêt de continuer à utiliser MySpace pour mes connaissances diminue — leur donnant davantage de raisons de partir elles aussi.

Pour une entreprise dont l'un des produits repose sur les externalités de réseau, l’enjeu est de parvenir à exploiter les externalités de réseau sans faire fuir ses utilisateurs. Si l'entreprise exploite les externalités de réseau à l’excès et qu’il existe un concurrent crédible, elle prend le risque d’enclencher le cercle vicieux où les externalités de réseau se défont. Et une fois qu’elles commencent à se défaire, c'est-à-dire lorsque les utilisateurs commencent à partir chez le concurrent, il est difficile d'arrêter le flux des départs.

C’est comme ça que MySpace a disparu des radars. C’est comme ça qu’AIM a disparu des radars. C'est comme ça que Digg a disparu des radars. C'est peut-être comme ça que Twitter disparaîtra des radars.

Les externalités de réseau ne sont pas un phénomène qui existe uniquement sur Internet. Le réseau téléphonique est un exemple physique de réseau avec des externalités de réseau : si personne n'a de téléphone, avoir soi-même un téléphone n'est pas très utile. Si tout le monde a un téléphone, avoir soi-même un téléphone est très utile.

Un autre exemple est les moyens de paiement. Si beaucoup de clients ont une carte bancaire, il est intéressant pour les commerçants de se doter d'un terminal de paiement qui accepte les cartes bancaires — ce qui rend la possession d'une carte bancaire d'autant plus intéressante pour les clients.

Les externalités de réseau n'émergent pas dans tous les réseaux. Pour que des externalités de réseau émergent, il faut notamment que les utilisateurs subissent un coût élevé pour passer d'un réseau à un autre. Les compagnies aériennes ont chacune leur propre réseau de destinations. Pour l'usager, passer d'un réseau à l'autre est facile : il suffit d'acheter son billet auprès d'une autre compagnie. Par contre, si tout le monde est sur MySpace, passer sur Facebook implique de perdre une bonne partie des connexions que l'on a sur MySpace.

Une autre condition est qu'il doit être coûteux d'être présent sur plusieurs réseaux concurrents en même temps. Peu d'utilisateurs posteront à la fois sur MySpace et sur Facebook. C'est d'ailleurs pour contourner ce problème que Facebook avait mis en place un outil permettant de dupliquer les contenus entre MySpace et Facebook.

Les externalités de réseau ne sont pas spécifiques à Internet. Mais dans la mesure où Internet est fondamentalement un réseau, il n'est pas étonnant qu'il regorge d'exemples d'externalités de réseau. Les externalités de réseau sont un concept puissant pour comprendre ce qui fait toute la force des plateformes comme Facebook, YouTube, Airbnb, Uber, eBay et bien d'autres.

À bientôt pour le prochain article de L'Économiste Sceptique,

Olivier