#128 - Petit manuel en trois étapes pour détruire un réseau social

La gestion chaotique de Twitter par Musk est l’occasion d’expliquer ce qui fait réellement la valeur d’un réseau social

#128 - Petit manuel en trois étapes pour détruire un réseau social

Chère abonnée, cher abonné,

En octobre 2022, le milliardaire Musk a racheté Twitter. Comme je l’expliquais dans l’article de la semaine dernière, sa gestion est un véritable désastre — au point que la question de la survie de Twitter est désormais ouverte.

#126 - Elon Musk est en train de détruire Twitter
Voici un résumé de ce qui est arrivé à Twitter depuis son rachat par Musk en octobre 2022. Accrochez-vous, c’est édifiant.

Au-delà de Twitter lui-même, cette gestion calamiteuse est l’occasion de s’interroger sur ce qui fait la valeur d’un réseau social — et sur ce qu’il faut pour qu’un réseau social survive ou périsse. Que faudra-t-il pour que Twitter survive à la gestion de Musk ?

Un critère fondamental est la solidité des externalités de réseau sur lesquelles le réseau social est bâti. Pour avoir une explication détaillée des externalités de réseau, je vous renvoie à l’article du Wiki à leur sujet.

#117 · Qu’est-ce que les externalités de réseau ?
Ou pourquoi Facebook et YouTube continuent à dominer malgré les scandales et les polémiques

En résumé, les externalités de réseau sont un phénomène qui renforce la valeur d’usage d’un réseau lorsque le nombre d’utilisateurs augmente (avoir un téléphone est utile si beaucoup de personnes ont aussi un téléphone), et qui réduit la valeur d’usage d’un réseau lorsque le nombre d’utilisateurs diminue (utiliser la messagerie AIM est peu utile si peu de monde utilise AIM). Surtout, les externalités de réseau s’autorenforcent : plus il y a d’utilisateurs, plus la valeur d’usage augmente, ce qui attire de nouveaux utilisateurs qui vont encore augmenter la valeur d’usage. Et inversement : moins il y a d’utilisateurs, plus la valeur d’usage diminue, ce qui pousse les utilisateurs existants à partir du fait d’une valeur d’usage qui diminue.

Concrètement, comment les externalités de réseau se manifestent-elles dans un réseau social comme Twitter, Facebook ou Instagram ? Pour répondre à cette question, je vous propose un petit manuel en trois étapes à disposition de qui veut détruire un réseau social racheté pour 44 milliards de dollars. Soit le manuel que Musk semble suivre à la lettre depuis octobre.

Étape 1 : n’avoir pas compris ce qui fait la valeur du réseau social

Twitter, comme n’importe quel réseau social, n’a pas de valeur sans ses utilisateurs. Myspace est techniquement toujours en ligne. Mais sans les dizaines de millions d’utilisateurs que la plateforme comptait il y a une dizaine d’années, l’intérêt de se connecter sur Myspace est désormais proche de zéro. Ce qui pose la question : qu’est-ce qui fait que les utilisateurs utilisent un réseau social ?

Ce qui fait la valeur d’un réseau social comme Twitter, Facebook ou Instagram, c’est le réseau que les utilisateurs construisent. Ce sont les connexions que les utilisateurs tissent entre eux. Twitter a de l’intérêt pour ses utilisateurs car ils y trouvent d’autres utilisateurs qui produisent de l’information, des analyses, du divertissement et d’autres choses encore. Les utilisateurs d’un réseau social utilisent ce réseau social car il y a d’autres utilisateurs auxquelles se connecter. C’est parce que nos connaissances sont sur Facebook, que Facebook a (encore ?) de l’intérêt.

Les fonctionnalités, ou la stabilité technique d’un réseau social, importent bien sûr, mais ne constituent pas la principale source de sa valeur. Un réseau social bien géré, c’est un réseau social dont les fonctionnalités sont conçues de sorte à renforcer le réseau. Par exemple, une API ouverte et peu coûteuse qui permet de développer un écosystème de services tiers, ou encore un système de vérification qui permet d’attester de la crédibilité d’un compte.

Or, vu les décisions prises depuis six mois, il est douteux que Musk ait compris ce qui fait la valeur de Twitter.

Étape 2 : attaquer ce qui fait la valeur du réseau social

Depuis octobre, Musk a pris de nombreuses décisions qui fragilisent le réseau que les utilisateurs de Twitter ont bâti.

Il a par exemple mis fin à la vérification des comptes notables. Il est désormais difficile d’identifier les comptes authentiques, par exemple de grands médias ou de journalistes. Cette difficulté dégrade la qualité informationnelle de Twitter, et la qualité des connexions entre les utilisateurs. Si je peux facilement identifier que le compte d’un journaliste est réellement le compte d’un journaliste, il sera plus simple pour moi de suivre cette personne si son contenu m’intéresse, de répondre à ses publications et de les repartager. Inversement, si je dois prendre cinq minutes pour vérifier qu’un compte est bien celui qu’il prétend être, la probabilité que je tisse une nouvelle connexion diminue. Si ce phénomène se produit à une large échelle, le réseau va stagner, voire se contracter.

Un autre problème concerne les gros utilisateurs de Twitter. Les gros utilisateurs sont importants, car ils produisent la majorité des tweets. Or, du fait de leur usage intensif, ils ont besoin d’avoir des outils avancés. Twitter est historiquement mauvais pour fournir lui-même des outils avancés, comptant sur des services tiers pour fournir ces outils. Or, avec la quasi-fermeture de son API, qui permet à des services tiers de s’interfacer avec Twitter, nombre de ces outils ont disparu.

Je suis bien placé pour en témoigner. J’utilisais une application tierce pour consulter Twitter (Tweetbot), Twitter lui a coupé les accès. J’utilisais un lecteur de flux RSS pour faire de la veille, Twitter a coupé les accès à sensiblement tous les lecteurs de flux RSS du marché. J’utilisais Microsoft Power Automate pour récupérer chaque jour le nombre d’abonnés à mon compte, afin de suivre la dynamique de mon audience. Twitter a coupé les accès à Power Automate, probablement en réponse à la décision de Microsoft de retirer l’intégration de sa régie publicitaire avec publicitaire.

Il s’agit à chaque fois de décisions hostiles, qui font que je réduis petit à petit mon usage de Twitter. Cette réduction de mon usage soit détériore le réseau que j’ai construit avec les 15.000 personnes qui me suivent sur Twitter, soit transfère ce réseau vers d’autres plateformes, comme Mastodon, Instagram ou ma newsletter.

Pour Twitter, rendre la vie des gros utilisateurs pénible est une mauvaise idée. Si, comme moi, les gros utilisateurs réduisent leur activité, la valeur d’usage de Twitter pour les utilisateurs abonnés aux gros utilisateurs va diminuer. Pire, s’il y a beaucoup de gros utilisateurs qui réduisent leur usage de la plateforme, ce phénomène pourrait provoquer un délitement des externalités de réseau. Or, si les externalités de réseau commencent à se déliter, il sera compliqué pour Twitter d’enrayer leur délitement.

Un dernier problème est l’hostilité de Musk à l’égard des médias et des journalistes. On ne compte plus le nombre de journalistes bannis depuis octobre, au simple prétexte qu’ils ont publié quelque chose ayant déplu à Musk. La fin du système de vérification a plus ou moins explicitement été décidée par Musk pour « punir » les journalistes et les médias, en mettant sur le même pied d’égalité un journaliste avec une carte de presse et un fanboy d’extrême droite prêt à dépenser 10€ par mois pour avoir le badge bleu.

Or, de nombreuses enquêtes montrent que la plupart des utilisateurs utilisent Twitter pour s’informer. Pour le moment, journalistes comme médias sont dans l’ensemble encore présents sur Twitter, même si des départs notables ont déjà eu lieu — comme NPR, PBS et CBC. Mais avec cette hostilité grandissante, Twitter prend le risque d’un départ massif des journalistes et des médias. Or, si le substrat sur lequel le réseau sur lequel Twitter est bâti n'existe plus, le réseau en souffrira massivement — et donc Twitter lui-même.

Étape 3 : ne pas corriger ses erreurs

Une interprétation charitable de la gestion de Twitter par Musk est qu’une grande partie des décisions prises depuis octobre sont des erreurs. Tout le monde commet des erreurs. En soi, l’erreur n’est pas nécessairement un problème si elle est suivie par une correction. Je suis même de ceux qui aiment l’erreur — car l’erreur offre des occasions d’apprendre. Or, Musk est à la tête de Twitter depuis maintenant six mois. Et il n’a montré aucune volonté de corriger ses erreurs.

Prenons l’exemple de Twitter Blue, l’abonnement payant qui permet aux comptes d’obtenir un badge bleu de « vérification ». Une part significative des utilisateurs de Twitter a clairement montré son hostilité à l’égard du produit, y compris des célébrités. Des campagnes comme #BlockTheBlue en sont une autre illustration. Pourtant, Musk continue à pousser Twitter Blue sans avoir réellement pris en compte les retours pourtant catastrophiques des personnes à qui… Twitter Blue est censé être vendu.

Cette obstination érode le réseau sur lequel Twitter est bâti, parce qu’une partie des utilisateurs ne sentent plus les bienvenus. Ils suppriment leur compte, ou cessent de l’utiliser. Cette érosion n’est pas nécessairement problématique si elle est compensée par l’arrivée de nouveaux utilisateurs. Or, dans le cas de Twitter, il n’y a vraisemblablement pas de compensation.

Un autre exemple est le chaos permanent de la plateforme depuis six mois. Pour un (ancien) gros utilisateur de Twitter comme moi, ce chaos est fatigant. Je ne suis pas en burnout, mais je sens bien que le temps que j’ai passé à devoir trouver des outils alternatifs à ceux que Musk a détruits me fatigue — au point que j’envisage d’arrêter définitivement d’utiliser Twitter. Ce qui m’empêche d’arrêter définitivement Twitter pour le moment, c’est… le réseau. Mais peut-être que dans six mois, le réseau de Twitter ne sera plus aussi solide. Et dans ce cas, la décision pourrait pencher en faveur d’un abandon…

En admettant qu’il ne soit pas déjà trop tard, tant qu’il n’y aura pas un vrai changement de direction, le réseau sur lequel Twitter est bâti continuera à se détériorer. Ça n’est sans doute pas un hasard si des entreprises spécialisées estiment que Twitter perdra des utilisateurs au cours des prochaines années.

Twitter ‘to lose 32m users in two years after Elon Musk takeover’
Forecast predicts people will leave platform over technical problems and spread of hate speech

Est-ce que Twitter survivra à Musk ?

Contrairement à Facebook par exemple, Twitter est un réseau de relativement petite taille : il y a environ dix fois plus d’utilisateurs sur Facebook que sur Twitter. Il est sans doute plus facile de faire se déliter les externalités de réseau d’un « petit » réseau, que d’un réseau aussi grand que Facebook — même si je suspecte que des sous-réseaux de Facebook ont déjà connu un délitement de leurs externalités.

Ce qui fera, ou défera, Twitter, c’est la solidité de ses externalités de réseau. Si elles se délitent, si le réseau entre les utilisateurs de Twitter se désagrège, la valeur d’usage de Twitter diminuera rapidement — et avec elle, son utilisation. Personne, aujourd’hui, ne sait si Twitter survivra à la gestion catastrophique que lui inflige Musk. Pour autant, il y a de quoi être inquiet.

Selon la manière dont on calcule, le trafic de Twitter a baissé d’environ 8% depuis l’an dernier.

Is Twitter finally dying?
Say goodbye to the old Twitter and hello to the new normal.

Pour ma part, je constate des désabonnements massifs depuis octobre. Lorsque je regarde dans le détail, il ne s’agit pas à proprement parler de désabonnements ; il s’agit de suppressions de comptes. Depuis que je suis le nombre de mes abonnés depuis 2019, je n’ai jamais vu un tel phénomène. Je ne sais pas si mon échantillon est représentatif. Mais s’il est représentatif, il s’agit sans conteste de données catastrophiques pour Twitter — car elles montrent bien que les externalités de réseau ont commencé à se déliter.

Pour que les externalités de réseau se délitent, il faut qu’émerge une alternative crédible à Twitter. Pour le moment, Mastodon se développe, sans pour autant s’imposer. Post.news ou encore Substack Notes offrent des alternatives. Facebook travaille sur Barcelona, un produit similaire à Twitter. Si l’une de ces plateformes atteint la masse critique et devient une alternative crédible à Twitter, je ne donne pas cher de la peau de Twitter.

La fin Twitter, si elle survient, ne sera sans doute pas un effondrement brutal. Comme pour Myspace ou AIM, la fin de Twitter prendra plutôt la forme d’une lente extinction — jusqu’à ce que Twitter finisse oublié. Très franchement, ça m’ira bien. L’ancien Twitter est de toute façon mort et enterré depuis octobre. Si Twitter survit à la gestion de Musk, ça sera dans une forme qui, personnellement, ne m’intéresse pas.

Voyons le côté positif de ce désastre : il m’aura donné l’occasion de vulgariser ce que sont les externalités de réseau. Il montre également le danger de confier notre présence sur Internet à de grandes plateformes centralisées. Pour ma part, croyez bien que je retiendrai la leçon.

À bientôt sur L'Économiste Sceptique,

Olivier

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