#53 · Les conséquences économiques de la guerre en Ukraine

La guerre de la Russie contre l'Ukraine ne fera que des perdants. Beaucoup de perdants.

#53 · Les conséquences économiques de la guerre en Ukraine
J'ai décidé de rendre gratuitement accessibles tous les numéros de la newsletter sur la guerre en Ukraine. C'est une décision économiquement lourde à prendre pour moi car concrètement, elle signifie que je travaille "gratuitement". Malgré tout, il me semble que c'est la bonne décision. Si vous le pouvez, je vous serais vraiment reconnaissant de vous joindre aux membres Plus qui me rémunèrent déjà pour mon travail. Merci 🙏🏻

Chère abonnée, cher abonné,

L'actualité est malheureusement à la guerre. C'est un développement choquant et anxiogène, même si l'agressivité de Poutine ne date pas d'hier. Il y aurait sans doute beaucoup à dire sur la naïveté des dirigeants européens qui ont trop longtemps toléré ses agissements, mais ressasser le passé ne sert à rien. Ce qu'il faut, c'est essayer de comprendre ce qu'il se passe — et ce qu'il pourrait se passer demain.

Parce que cette guerre a une dimension économique évidente, en particulier du fait des sanctions très lourdes décidées par les démocraties, il me paraît logique de la couvrir sur L'Économiste Sceptique. L'objectif n'est pas d'ajouter de la confusion à l'anxiété, ni de l'anxiété à la confusion, mais d'apporter des analyses rigoureuses et basées sur les faits. Il me semble que ce type d'analyse est nécessaire dans une période de crise comme celle-ci. D'autant plus que les analyses de comptoir peuvent créer soit des spirales de désespoir ou d'euphorie qui sont toujours pénibles à vivre.

Pour autant, je vais m'efforcer de continuer à publier des numéros de la newsletter sur d'autres thématiques — pour ne pas avoir la tête exclusivement plongée dans la guerre. Qui s'annonce longue et meurtrière.

Dans ce premier numéro consacré à la guerre en Ukraine, j'aimerais faire une sorte d'introduction générale sur ses effets économiques. Ils se retrouvent sur (au moins) cinq dimensions.

La première dimension économique, la plus évidente, est le coût causé par les destructions. L'offensive militaire russe a échoué à décapiter le régime ukrainien — ce qui était manifestement son objectif. Les ukrainiens opposent une résistance acharnée, au point que l'on estime qu'au cinquième jour de la guerre entre 1500 et 2000 soldats russes ont déjà été tués. Pour comparaison, 2500 soldats américains sont morts en Afghanistan pendant les vingt années qu'y a duré la guerre. C'est un bilan très lourd pour l'armée russe. Et il va sans doute empirer. Pour toutes ces raisons, l'armée russe a décidé d'utiliser son arme favorite : l'artillerie. Elle a déjà commencé à bombarder à l'aveugle des villes, notamment Kharkiv. Ces bombardements vont faire des dégâts matériels colossaux — et donc coûteux.

À ces destructions s'ajoutent bien évidemment les coûts humains. Bombarder des villes aboutit à des pertes civiles très nombreuses. Sans compter les blessés et les traumatisés. Je n'ai aucune envie d'écrire ces mots, mais il faut bien les écrire : en toute hypothèse, le bilan humain sera effroyable.

On entend parfois qu’il n’y a "rien de tel qu'une bonne guerre pour relancer l'économie". Il n'y a rien de plus faux. Par nature, les guerres détruisent tout. La "relance de l'économie" qu'elles provoquent consiste à reconstruire des infrastructures et du capital physique qui existaient déjà. C'est un pur gaspillage. Et les morts, eux, ne reviendront pas. Ils sont perdus à tout jamais.

La seconde dimension économique concerne les sanctions économiques très lourdes décidées par les démocraties. Ces sanctions sont nombreuses et il faudra sans doute que je les traite dans des numéros dédiés. Pour expliquer simplement, elles ont pour objectif d'affaiblir l'économie russe. Et pour le moment, elles y parviennent. La vie quotidienne en Russie s'est déjà sérieusement dégradée. Le rouble a fait une chute historique sur les marchés des changes. Des paniques bancaires ont été observées à Moscou.

Surtout, les européens ont entamé une réorientation énergétique destinée à les couper de la Russie. La Russie fait partie de ces régimes kleptrocratiques qui vivent sur la rente issue de l'exploitation de ressources naturelles — ici, le gaz et le pétrole. Les européens sont (et de très loin) les premiers importateurs de ces ressources. Sans eux, les exportations énergétiques russes seront grandement fragilisées.

Cette réorientation prendra des années. Mais elle a déjà commencé. L'Allemagne a suspendu le gazoduc NordStream 2 entre son territoire et la Russie. L'opérateur de NordStream 2 a déposé le bilan hier en Suisse, condamnant sans doute définitivement cette infrastructure. Le chancelier Scholz a par ailleurs annoncé la construction de deux terminaux portuaires pour recevoir du gaz naturel liquéfié.

D'ici cinq à dix ans, l'économie russe sera vraisemblablement lourdement impactée par ce revirement. Les finances publiques russes, dépendantes de la rente pétrolière, aussi. Cet impact aura des conséquences concrètes pour les russes : réduction des salaires et des revenus, qui sont déjà peu élevés. Réduction des services publics. Le niveau de vie en Russie va baisser.

Source : Our World In Data

Ces sanctions auront des coûts pour les économies occidentales, notamment européennes. Mais les manifestations massives en faveur de l'Ukraine et les revirements gigantesques de l'opinion publique sur des sujets pourtant délicats comme les dépenses militaires suggèrent que les populations européennes sont prêtes à assumer les coûts associés à cette réponse ferme contre la Russie.

Sources : Pew Research Center pour 2017 à 2019, infratest pour 2020 [via] et forsa pour 2022

Les États ont déjà prévu d'aider les secteurs économiques touchés. C'est de mauvaise augure pour la santé de l'économie russe — qui reste de toute façon un nain économique. Le PIB de la Russie est équivalent à celui de l'Australie alors que sa population est quasiment six fois plus nombreuse (146 millions d'habitants en Russie contre 25.5 millions d'habitants en Australie).

Une troisième dimension concerne la fuite des cerveaux en Russie. Non seulement les sanctions économiques pleuvent sur la Russie, mais en plus le régime resserre comme jamais sa répression et sa propagande. Il sait que cette guerre insensée contre un peuple que Poutine a lui-même présenté comme "russe" sera rejetée par la population russe si elle découvre sa vraie nature. Ce qui pourrait lui poser d'évidents problèmes politiques.

Pour éviter des manifestations, il a donc sévèrement accru la répression. Des médias indépendants ont été bannis. La Douma (la chambre basse russe) se réunira le 4 mars, vraisemblablement pour voter une loi qui criminalisera la "désinformation" — comprenez, la diffusion d'informations sur la guerre en Ukraine contraires à la propagande du pouvoir. Des enfants ont même été arrêtés pour avoir tenu des panneaux "Stop à la guerre" devant l'ambassade russe.

Or, les opposants à Poutine sont avant tout des personnes ayant fait de longues études. Deux millions d'entre elles sont déjà parties, et tout laisse à croire que le flux va s'accélérer. J'ai des amis russes qui vivent en Europe qui me disent que leurs amis restés sur place préparent leur départ. D'autres sont manifestement déjà partis, ou sont sur le point de le faire.

Sans cette population éduquée, déjà peu nombreuse, l'économie russe va s'affaiblir encore plus. Pas nécessairement dans l'immédiat, mais à moyen terme. Comme le montre la théorie de la croissance endogène, l'innovation est une composante majeure de la croissance à moyen et long terme. Sans un nombre suffisant de personnes diplômées, l'innovation ne pourra que ralentir — et avec elle, la croissance économique.

L'économie russe, et avec elle la population russe, a devant elle une très longue période de stagnation, voire de recul. Les sanctions ayant fait suite à l'annexion de la Crimée avaient déjà eu un impact économique lourd. Celles de cette année auront un impact sans doute encore plus important. Le tout, avec des conséquences sociales et individuelles importantes.

La quatrième dimension concerne la quasi-destruction de la "marque Russie". Faire commerce avec des entreprises est aujourd'hui devenu toxique. Il y a un risque financier et économique objectif en ce moment, du fait des sanctions et de l'incertitude autour du conflit. Mais la Russie est aujourd'hui devenue infréquentable. Des diplomates étrangers ont quitté une conférence de presse donnée par le ministre des Affaires étrangères russes. Faire commerce, collaborer avec des entreprises russes va devenir compliqué pour les entreprises étrangères — et en particulier celles situées dans les pays les plus riches.

La Russie pourra chercher de nouveaux partenaires, comme la Chine. Mais ils ne seront économiquement pas à la hauteur de ceux qu'elle a perdus. Et pour ce qui est de la Chine, il fait peu de doute qu'elle profitera de la dépendance russe pour lui extraire tout un tas de concessions. Même un renversement de Poutine par une révolution de palais, une hypothèse peu probable mais désormais ouvertement discutée par certains experts, ne restaurera probablement pas complètement l'image de la Russie.

La cinquième dimension concerne les conséquences économiques de certains choix politiques faits par les européens. Les allemands ont déjà annoncé un quasi-doublement de leur budget militaire, avec une dépense exceptionnelle de 100 milliards d'euros pour cette année. Le président roumain a lui aussi annoncé une possible hausse des dépenses militaires. Il est à parier que d'autres hausses seront annoncées dans d'autres pays européens. Or, ces hausses des budgets militaires impliqueront des arbitrages. Ils empêcheront de faire certains investissements publics. Lesquels ? Ça sera à nos démocraties de trancher.

Pour conclure, en l'espace de quelques jours Poutine a réussi l'invraisemblable exploit de ressusciter l'OTAN, de transformer l'Union Européenne une puissance mondiale et de retourner l'opinion publique européenne sur les dépenses militaires. Il a définitivement solidifié le nationalisme ukrainien, empêchant tout espoir même lointain que les ukrainiens soient un jour "noyés" dans une sorte d'empire russe ressuscité. Il a détruit l'avenir économique, géopolitique et diplomatique de son pays. Et vu les difficultés de l'armée russe en Ukraine, difficultés qui confinent parfois à l'amateurisme, on peut même se demander si la réputation de cette dernière ne souffrira pas aussi.

Cette guerre insensée bâtie sur une hallucination collective du pouvoir russe est un invraisemblable exemple de tirage de balle dans le pied. Le pouvoir russe était persuadé que le président ukrainien était un pantin des États-Unis, que l'armée ukrainienne était incapable de combattre. Ses informations étaient manifestement erronées. Qu'elles aient servi à décider de lancer cette guerre est une terrifiante illustration des catastrophes auxquelles nous pouvons aboutir si nous nous coupons de la réalité.

Un dernier mot, que j'ai déjà dit dans les lives Breeaking (dont vous pouvez trouver les replays par ici) et qu'il me paraît important de répéter : comme l'a écrit MizPoline sur Twitter, vous avez le droit de vous mettre en retrait de l'actualité si elle est trop lourde à suivre. Vous avez le droit de faire des pauses. Moi-même j'en fais très régulièrement pour souffler et me changer les idées — d'ailleurs, sans elles je n'aurais sans doute pas été capable de vous offrir la couverture que je vous offre depuis jeudi. Cette période est extraordinairement anxiogène, et ni vous, ni moi, n'avons la capacité d'arrêter cette guerre. C'est normal et sans doute même nécessaire de protéger notre santé mentale.

Prenez soin de vous. Et pardon d'insister mais si vous pouvez me soutenir financièrement en devenant membre Plus, encore une fois je vous en serai très reconnaissant.

À bientôt pour un nouveau numéro,
Olivier

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