#60 · Le point sur la décroissance

La décroissance est présentée par certain·e·s comme une solution au réchauffement climatique. Est-ce réellement le cas ?

#60 · Le point sur la décroissance

Chère abonnée, cher abonné,

Depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine par la Russie de Poutine, vous êtes nombreuses et nombreux à avoir rejoint L'Économiste Sceptique. Merci ! J'écris habituellement sur la science économique, le scepticisme scientifique et l'économie de l'environnement — et c'est d'économie de l'environnement dont je vais parler aujourd'hui.

Avant le déclenchement de la guerre en Ukraine par Poutine, j'étais en train d'achever une série de numéros sur la décroissance. Le fil conducteur de cette série est d'identifier si la décroissance pouvait être, en 2022, une solution concrète au réchauffement climatique. Avec le numéro d'aujourd'hui, je propose de faire le point sur ce que j'ai exploré dans cette série de numéros — et de la conclure.

Comme l’a écrit Thimotée Parrique dans sa thèse, la décroissance n'est pour le moment encore qu'un “cadre conceptuel” (je cite). Or, pour l'envisager comme solution possible au réchauffement climatique, il est nécessaire d'opérationnaliser le "cadre conceptuel" en ce que les économistes appellent une politique publique. Une politique publique, c'est une sorte de "recette" précise et concrète de régulations que l'État peut mettre en place, recette dont on aura rigoureusement étudié les effets probables grâce à la méthode scientifique — ce que l'on appelle l'évaluation des politiques publiques, une application importante de la science économique. Pour ôter tout suspens : à ce stade, la décroissance n'est pas une politique publique. Elle pourrait le devenir un jour, mais tant qu'elle ne le sera pas elle ne saurait être envisagée comme une "solution" au réchauffement climatique.

Le premier problème de la décroissance est qu'il n'existe pour le moment pas de données sur son efficacité pour réduire les émissions de CO2. Je pensais qu'il était possible d'utiliser les récessions comme proxy statistique pour mesurer son efficacité carbone, mais d'après certains spécialistes de la décroissance eux-mêmes ça n'est pas possible. Je ne suis pas sûr que répondre à un problème aussi important que le réchauffement climatique par une "solution" à l'efficacité carbone aussi incertaine soit raisonnable.

Il est important de préciser que la relative inefficacité des politiques publiques alternatives à la décroissance n'est en aucune façon une preuve de l'efficacité de la décroissance. On ne prouve pas l'efficacité d'une molécule pharmaceutique en démontrant que les molécules alternatives sont "inefficaces" ; ici, c'est exactement la même chose. Par ailleurs, afin d'éviter un grossier et très fallacieux renversement de la charge de la preuve ce sont aux partisans de la décroissance de prouver son efficacité. Ça n'est pas aux autres de prouver qu'elle ne serait pas efficace.

Le second problème de la décroissance est que même si la décroissance était efficace pour réduire les émissions de CO2, elle n'est à ce jour pas réaliste politiquement. Combien de candidats ayant un programme décroissant sont en capacité à remporter les élections — en France comme ailleurs ? La décroissance pourrait devenir politiquement réaliste à moyen terme, mais il est nécessaire d'agir maintenant. Pas dans dix ou vingt ans — dix ou vingt ans est sans doute le temps qu'il faudrait pour convaincre l'opinion publique.

Le troisième problème de la décroissance est que l'on ne sait pas comment concrètement la mettre en place. La première difficulté est d'identifier quelle décroissance on souhaite mettre en place. Il y a en effet plusieurs définitions, et elles n'ont pas toutes la même traduction en tant que politiques publiques. La deuxième difficulté est qu'il ne s'agit pas seulement de dire "il faudrait faire ceci" ou "il faudrait faire cela". De la même manière que l'on veut s'assurer qu'une molécule pharmaceutique contre un virus soit réellement efficace contre le virus en question, il faut s'assurer que les régulations que l'on met en place ont effectivement les effets recherchés. Sauf erreur de ma part, la recherche à ce sujet n'existe pour le moment pas. On a donc une seconde incertitude sur la décroissance — incertitude qui vient s'ajouter à celle sur son efficacité carbone.

Le quatrième problème de la décroissance est qu'elle s'accompagne d'une incertitude beaucoup plus large que celles sur son efficacité carbone et sur sa mise en place. Quels effets aura-t-elle sur la société ? Sur la vie politique ? Sur les finances publiques — et donc sur les services publics ? Sur les biens et services disponibles ? Combien va-t-elle coûter, et à qui ? Et ainsi de suite. Voulons-nous, collectivement, faire des paris sur tous ces sujets ?

Je l'ai déjà écrit et il me semble important de l'écrire à nouveau : mes articles ne sont pas "contre" la décroissance. Que l'on soit pour ou contre le nucléaire ne change littéralement rien ni à son bilan carbone, ni au coût d'un accident comme celui de Fukushima. Ici, c'est pareil : que l'on soit pour ou contre la décroissance ne change pas le fait qu'elle n'est pas une politique publique, que son efficacité carbone est inconnue et que les incertitudes à son sujet sont nombreuses. Bien évidemment, si la recherche scientifique évolue ou si j'ai loupé des articles scientifiques importants, je ferai évoluer mon propos. Je vous transmets ce que j'ai lu et compris.

Ne déduisez pas de mes numéros une volonté de vous influencer pour ou contre la décroissance ; même si son efficacité carbone est à ce jour inconnue, on peut vouloir la mettre en place pour des raisons autres que climatiques. Si elle était efficace contre le réchauffement climatique, on pourrait refuser d'y recourir pour des raisons là aussi autres que climatiques. L'Économiste Sceptique n'est pas une newsletter politique ou idéologique mais une newsletter de vulgarisation scientifique. Je vous transmets ce que j'ai compris de ma lecture de la littérature scientifique, et je vous laisse ensuite vous faire votre propre opinion.

J'aimerais finir avec une analyse personnelle : j'ai été déçu de constater la fragilité scientifique de la décroissance. À écouter nombre de ses défenseurs, elle serait une sorte de recette miracle, ou en tout cas une solution relativement évidente au réchauffement climatique. Dans les faits, il y a un gouffre important entre les propriétés qui lui sont prêtées par ses défenseurs et la validation empirique de ces propriétés dans la littérature scientifique. C'est un avis personnel, mais le réchauffement climatique est un sujet grave et sérieux, et prétendre y répondre avec des "solutions" à l'efficacité carbone incertaine, que l'on ne sait pas concrètement mettre en œuvre, est irresponsable. C'est d'autant plus irresponsable que la littérature scientifique sur la décroissance semble stagner depuis au moins dix ans — ce que j'interprète comme une énorme occasion manquée. Si la décroissance est une solution aussi efficace que le disent ses défenseurs, il serait collectivement préférable que la recherche à son sujet soit faite le plus rapidement et le plus rigoureusement possible — afin de nous donner une option supplémentaire pour lutter contre le réchauffement climatique. Non seulement cette option n'existe pour le moment pas, mais vu la fragilité scientifique de ce qui existe pour le moment, il faudra sans doute de longues années de recherches supplémentaires pour faire de la décroissance une politique publique. En supposant que tous les résultats scientifiques intermédiaires lui soient favorables — ce qui n'est pas non plus acquis.

À bientôt sur L'Économiste Sceptique,
Olivier