#76 · Le bon critère pour appréhender la dette publique

Ou pourquoi le ratio de la dette sur le PIB est un mauvais indicateur

#76 · Le bon critère pour appréhender la dette publique

Chère abonnée, cher abonné,

vous êtes de plus nombreuses et nombreux à rejoindre les rangs des abonnées et abonnés à ma newsletter, merci ! Pour le numéro d'aujourd'hui, j'aimerais discuter de la dette publique française — et plus exactement, pourquoi qu'elle atteigne désormais 114.5% du PIBest un non-évènement.

Pour commencer, posons quelques définitions. La dette publique est la dette contractée par l'État entendu au sens large, c'est-à-dire les emprunts que font l'État central, les collectivités territoriales (mairies, régions, départements, métropoles, etc.) et les administrations de sécurité sociale. Le PIB (Produit Intérieur Brut) est la somme des richesses produites chaque année dans une zone géographique donnée — ici, la France.

Ceci étant précisé, dans ce graphique de l'INSEE on constate que la dette publique française augmente régulièrement depuis 2000, pour atteindre aujourd'hui quasiment 3000 milliards d'euros :

Il y a deux périodes d'accélération, autour de 2009 et en 2020. Ces deux accélérations ne sont pas un accident mais reflètent la réponse des gouvernements à deux crises, une crise économique (en 2009) et une crise sanitaire (en 2020).

Ces chiffres paraissent vertigineux, et en un sens ils le sont. C'est quelque part normal qu'ils le soient : il y a 65 millions d'habitants en France. Forcément, la dette produite par l'État d'un pays de 65 millions de personnes va être bien supérieure à la dette que nous pouvons contracter individuellement. Mais ça n'est pas parce que ces chiffres sont vertigineux qu'il faut leur faire dire n'importe quoi. La dette publique fait l'objet d'un traitement désastreux dans les médias et dans une partie de la classe politique. En 2007, le Premier ministre de l'époque François Fillon parlait de la France comme d'un "État en faillite" (source). Quinze plus tard, on attend toujours que cette faillite ait lieu.

La dette publique est traitée n'importe comment pour au moins deux raisons. La première est qu'elle est mal comprise, la seconde est parce qu'une partie de la classe politique est très à cheval sur une gestion stricte de l'argent public — et, comme souvent en politique, elle utilise tous les arguments, y compris les plus mauvais, pour défendre sa position, répandant au passage de la désinformation, ici économique. Un exemple parfait de fadaise au sens de Frankfurt.

Sur le deuxième point, je n'ai pas grand-chose à dire. Vouloir gérer de manière stricte l'argent public est une préférence personnelle. Là où, par contre, j'ai quelque chose à dire, c'est à la fois sur la diffusion de désinformation et sur le premier point — à savoir que la dette publique est mal comprise. Dans ce numéro, j'aimerais vous transmettre le bon critère pour juger de la santé de la dette publique — et le bon critère n'est pas le ratio de la dette publique sur le PIB. Ce ratio pose plusieurs problèmes.

Le premier problème est un problème conceptuel. La dette est un stock alors que le PIB est un flux — de revenus. Pour cette raison, comparer l'un à l'autre revient à comparer des torchons et des serviettes.

Le deuxième problème est que la dette publique n'est pas contractée par n'importe quel agent économique : elle est contractée par l'État, qui, contrairement à un ménage ou même à une entreprise, a des caractéristiques bien particulières. L'une d'elles est qu'il a une durée de vie virtuellement infinie. Cette durée de vie "infinie" lui permet de mener des opérations qu'un ménage peut difficilement envisager, par exemple… rembourser de la dette par de la nouvelle dette ! Cette opération peut vous surprendre, elle est en réalité d'une banalité sans nom — en France comme dans le reste du monde.

Pour cette raison, et contrairement à l'adage populaire, ça n'a guère de sens de vouloir gérer l'État en "bon père de famille". En tout cas, gérer l'État de cette manière c'est s'interdire d'utiliser de puissants mécanismes budgétaires qui peuvent rendre de nombreux services et créer de la richesse.

Ce qui nous amène au troisième problème : la dette est trop souvent perçue sous un angle uniquement moral. Nous prenons trop rarement le temps d'expliquer comment elle fonctionne, sans jugement de valeur.

Le quatrième problème est que la proéminence du ratio dette/PIB dans le débat public fait passer à la trappe le bon critère pour juger de la bonne santé d'une dette publique : ce que les économistes appellent la soutenabilité de la dette publique. Une dette est soutenable tant qu'elle n'entre pas dans une spirale explosive. Une dette soutenable n'est pas nécessairement stable car elle peut augmenter ou décroître, mais elle est sous contrôle.

La soutenabilité de la dette pour l'année t est déterminée par une formule toute simple : l'écart entre le taux de croissance du PIB g_t et le taux d'intérêt "moyen" de la dette publique i_t :

g_t - i_t

Tant que le taux de croissance du PIB g_t est supérieur au taux d'intérêt "moyen" de la dette publique i_t, la dette est soutenable. Et inversement. En résumé :

  • g_t > i_t : la dette est soutenable
  • g_t < i_t : la dette n'est plus soutenable

Attention toutefois : ce qui compte est l'écart entre ces deux taux sur plusieurs années. Si la dette d'un État est habituellement soutenable mais que pour une année, l'écart entre les deux taux s'inverse, cela ne renverse pas instantanément sa soutenabilité. Cette formule ne détermine pas tout, d'autres mécanismes entrent en jeu. Mais cette formule reste une première approximation bien meilleure que le ratio dette/PIB.

À noter que j'ai mis "moyen" entre guillemets car il y a plusieurs taux d'intérêt auquel l'État emprunte — selon la durée de la dette. Cette page sur le site de la Banque de France est mise quotidiennement à jour avec le taux d'intérêt pour plusieurs maturités.

L'intuition derrière cette formule est simple à comprendre. Si le PIB augmente par exemple de 1% d'une année sur l'autre, les recettes fiscales de l'État vont elles aussi augmenter d'à peu près 1%. La croissance économique augmente le budget de l'État. Cette formule permet d'identifier une trajectoire telle que l'augmentation du budget de l'État lui permet, année après année, de continuer à rembourser sa dette — ou, plus exactement, les intérêts de sa dette, ce que l'on appelle la charge de la dette.

Lorsque la dette devient explosive, son montant augmente très fortement au point de devenir incontrôlable. C'est une situation catastrophique qui aboutit généralement à un défaut — c'est-à-dire que l'État ne peut plus rembourser sa dette, une situation elle aussi catastrophique.

Pour toutes ces raisons, la soutenabilité de la dette n'est pas directement liée au ratio dette/PIB. Tant que le taux de croissance du PIB g_t est suffisamment élevé et/ou le taux d'intérêt de la dette i_test suffisamment faible, la dette reste soutenable. Des États comme le Japon ont un ratio dette/PIB bien plus élevé que celui de la France sans que ça ne pose le moindre problème de soutenabilité de leur dette.

Source : OCDE

Par ailleurs, et là aussi c'est contre-intuitif, selon les taux d'intérêt auxquels l'État emprunte, la charge de la dette peut diminuer alors que le montant de la dette augmente ! C'est le cas depuis 2011 en France, où le montant que coûte chaque année la dette publique à l'État baisse alors que le montant total de la dette augmente.

Source : Libération

Comme la charge de la dette est un flux, cela a du sens de la comparer avec le PIB — qui est lui aussi un flux. Et on voit que depuis 2000, exprimée en pourcentage du PIB, la charge de la dette française représente une part de plus en plus réduite du PIB :

En d'autres termes : l'État français s'est beaucoup endetté mais sa dette coûte de moins en moins chaque année (en tout cas jusqu'en 2016). Au passage, la raison à cette charge en baisse est en grande partie des taux d'intérêt très bas, voire même parfois négatifs comme c'est le cas en ce moment pour la dette à 1 mois, 3 mois et 6 mois :

Source : Banque de France

(Si vous vous demandez ce en quoi consiste un taux d'intérêt négatif : les emprunteurs paient l'État pour lui prêter des fonds. C'est comme si votre banque vous donnait de l'argent lorsque vous faites un prêt. La physique quantique n'a pas le monopole des phénomènes contre-intuitifs.)

Le cinquième problème du ratio dette/PIB est qu'il masque les bénéfices de la dette, or prendre en compte ses bénéfices est fondamental pour comprendre sa soutenabilité — et pourquoi on a recours à la dette. Discuter du seul coût de la dette publique est spécieux ; ça serait comme discuter des effets secondaires du vaccin de Pfizer contre la COVID (qui sont bien réels) sans discuter de ses bénéfices. N'en déplaise à certains militants aux connaissances macroéconomiques douteuses, les données sont claires : la dette publique n'est pas de l'argent que l'on jette par la fenêtre, elle finance des investissements et des services publics. Ces investissements, par exemple des routes, des lignes à grande vitesse ou encore un réseau de télécommunication, rendent les entreprises plus productives — ce qui fait augmenter la croissance économique et donc le pouvoir d'achat et le budget de l'État (à taux d'imposition donné). N'en déplaise aux mêmes militants aux connaissances macroéconomiques douteuses, les services publics créent par eux-mêmes de la richesse — le fameux G dans l'équation du PIB. Via les services qu'ils procurent à la société, les services publics rendent aussi les entreprises plus productives — en soignant leurs salariés, en formant leurs salariés, et ainsi de suite.

Savoir mesurer précisément combien de richesses la dette publique permet de créer n'est pas juste un exercice de pensée, c'est encore une fois fondamental pour comprendre sa soutenabilité. Prenons un exemple pour l'illustrer. Supposons que l'État emprunte 100€ à un taux d'intérêt annuel de 1%. La charge de cette dette sera de 1€ par an. Supposons que ces 100€ de dette génèrent chaque année 3€ de PIB supplémentaire. Avec un taux de prélèvement obligatoire de l'ordre de 50%, l'État va capter la moitié de ces 3€ en recettes fiscales — soit 1.5€ par an. La dette coûte 1€ par an, la richesse générée par cette dette crée 1.5€ de recettes fiscales par an ; même si le montant de la dette a augmenté de 100€, elle a créé de la richesse supplémentaire et cette richesse supplémentaire permet de financer la dette initiale.

Pour conclure, je trouve qu'il est malheureux qu'autant de fadaises circulent sur la dette publique ; la dette publique, avant d'être un sujet de crispation morale et d'analyse économique de bidet, est avant tout un outil de politique publique. Elle permet à l'État d'intervenir dans l'économie, en finançant des infrastructures, des services publics — ou de soutenir l'économie, et donc nous, en cas de crise. La dette rend des services, qu'il faut pouvoir objectivement identifier — grâce à la méthode scientifique et aux données. Lire la dette avec une approche strictement idéologique et/ou morale est à mon avis dangereux, car c'est passer sous silence à la fois ses vraiscoûts mais aussi ses vrais avantages.

Reste que vu la teneur du débat public sur la dette publique, catastrophique depuis plus de quinze ans au moins, je ne suis pas très optimiste sur son amélioration.

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À bientôt pour le prochain numéro de L'Économiste Sceptique,
Olivier